Rimbaud par Michel Gillet
 
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  Rimbaud, de Charleville à Zanzibar

Rimbaud de Charleville à Zanzibar
"Rimbaud, de Charleville à Zanzibar", texte de Bertrand Courtaud.


Pour Alain Borer, rimbaldien de coeur, et de Creuse, parfois.


harleville, donc. Une ville mythique, sans doute, dans laquelle le voyageur arrive et ne peut que revenir. Ce qui frappe, au premier abord, c’est le kiosque, que les années n’ont pas érodé. Et puis un premier buste, inauguré - paraît-il en grande pompe - pour immortaliser Jean Nicolas Arthur, poète enfant qui n’eut de cesse de courir pour mourir la jambe coupée.


’on ne saurait dire si c’est cette ville authentiquement terne et grise qui a créé le mythe rimbaldien ou si c’est au contraire le mythe rimbaldien qui invite à la redécouverte de la mythologie de Charleville, petite cité bourgeoise et conservatrice comme il en existait tant sous le Second Empire. Le problème avec les mythes, c’est qu’ils s’insèrent dans une perspective toujours en quête de sacré, ou de rituel. De rituel justement, il en fut un immuable dans la vie de Rimbaud. Le « passant considérable » de Mallarmé a passé un temps considérable dans cette ville au demeurant « supérieurement idiote ». L’histoire de Rimbaud et de Charleville est une histoire d’allers-retours. Même au fin fond de l’Abyssinie, Rimbaud a toujours été un « carolo », et cette cité haïe et moquée par presque tous sera sans cesse restée un point fixe dans la vie du poète, le seul peut-être. Lorsqu’il souffre le martyre en s’obstinant à conduire des caravanes dans ces « satanés pays », il implore sa mère d’« acheter un bas pour varices, pour une jambe longue et sèche », projette un mariage à Roche, évoque la possibilité de regagner au moins momentanément l’Ardenne... Mais un seul impératif : il faut être « en avant », ne rechercher de stabilité que dans la vie de nomade, paradoxe constitutif de la vie d’un homme qui a perpétuellement créé - au sens poétique du terme - son chemin...


’histoire de Rimbaud à Charleville est connue : la naissance dans le centre ville, l’enfance entre Meuse et platanes, kiosque à musique et cafés tapageurs, l’apprentissage de la poésie et de la vie dans les institutions locales, Izambard et Delahaye, l’émerveillement jamais feint dans les sous-bois environnants, la révolte anti-bourgeoise, anti-familiale ( Ah ! ce défilé militaire derrière Vitalie Cuif, aussi géométrique et symétrique que la  place Ducale : de qui parle-t-on, d’ailleurs, de la place ou de la mère ? ...) anti-Charleville, Anti-tout, tout simplement. Et puis des années de silence. Et puis une plaque, très sobre, vraiment très sobre, sur le caveau familial. Jusque dans son cercueil, Charleville aura rattrapé Rimbaud. Rien ne permet de dire, d’ailleurs, que ses mânes n’ hantent pas les soirs bleus d’été et les soirs gris, plus nombreux, il est vrai, du reste de l’année. Dans cet espace, limité finalement dans le temps, Rimbaud aura eu trois vies et la même, bien sûr.


’abord, il y a la poésie, la quête voyante du poème de la vie, poursuivie avec avidité, hystérie, folie et subversion. Ou comment remonter un fleuve aussi impassible que la Meuse. Ou comment entrer dans une clairière comme on entre dans une église, un palais ou dans l’histoire de la littérature. L’itinéraire poétique de Rimbaud explique son abandon, ou son renoncement précoce. Pris dans une « parade sauvage » à laquelle il aurait sans doute préféré une réussite sociale et professionnelle, Rimbaud a trouvé très vite les clefs de son silence. Après l’expérience limite de la voyance, la reconnaissance mesquine des « vilains messieurs » de Paris, la fuite éperdue et concentrique, à mesure qu’il s éloigne, loin de la respectabilité de façade, Rimbaud se taira et achèvera la prémonition baudelairienne. La poésie, « c’ était mal ». Se taire, parce qu’essayer de dire, c’est faire le deuil de la vérité, du bonheur, de la vie. Victor Segalen s’en souviendra, qui conclura Stèles par cette exigence poétique par excellence, c’est-à-dire au plus près du réel : « Mais fondent les eaux dures, déborde la vie, vienne le torrent dévastateur plutôt que la Connaissance ! ».


i l’on peut tenter de voir une transition dans la vie de Rimbaud, la période de l’ « encrapulement », partagée pour une part avec Paul Verlaine, annonce son silence. Bien sûr il écrit encore - et des choses admirables -, tartufferies visionnaires et orientales dans l’esprit, merveilles de pur style français, à la lettre près. Mais c’est de plus en plus une souffrance, insoutenable, dans le grenier de Roche, au cours de cet étouffant été 1873. Rimbaud a besoin d’air et de grands espaces que le blanc de la page, mesquin, lui aussi, et réducteur, nécessairement, ne suffit pas à épuiser. Il semble louer, lui qui a si souvent affirmé ce besoin impérieux de « ne jamais travailler », la rudesse des champs du Vouzinois. Là, au moins, on est payé à la mesure de son travail, le monde le sait, le monde le dit, Vitalie Cuif sera peut-être fière... Donc, plutôt que d’entasser des pages sans nom, il faut tenter le monde. Un monde de cercles à élargir de plus en plus, dont le centre, on s’en doute, passe par la perpendiculaire imaginaire qui scinde la place Ducale. Là encore, la mythologie est inépuisable. La mystification également. Retenons simplement un fait : aucune distance, si effrayante soit-elle, ne décourage cet infatigable marcheur. De la Belgique toute proche à l’île de Chypre, en passant par à peu près tous les pays d’Europe du Nord, le « petit poucet rêveur » n’arrive pas encore à s’abandonner au dernier de ses Rêves : l’embouchure divine, la mer, l’Afrique. Delahaye écrit à Verlaine en 1877. Rimbaud est à Charleville. « A part çà, rien de nouveau ». Plus pour longtemps...


anzibar, cette corne de l’Afrique personnifiée, est quelque peu distante d’Aden. Et pourtant, l’Abyssinie est déjà trop étroite. Rimbaud use son genou et ses hommes au trafic. Voilà un homme respectable - digne de son père ? -, l’argent est là, la notoriété également, le courage et la détermination sans limites. Le risque, omniprésent au milieu de tous ces « nègres », stimule plus qu’il ne rebute. Bardey, Zimmerman, Ménélik, Harar, Tadjoura, autant de figures et de lieux qui hanteront les dix dernières années de la vie de Rimbaud. Charleville est bien loin, quoique le courrier ne fonctionne tout de même pas trop mal. Les souhaits de bonne santé sont d’ailleurs échangés avec une édifiante régularité. Rimbaud n’écrit pas seulement à sa mère et à sa soeur, il écrit à Charleville, à cette Ardenne de l’enfance et de la déception incurable, qui le ronge aussi sûrement que la gangrène. Alors il reviendra, une dernière fois, amputé et livré maternellement à l’hallucination programmée des tisanes de pavots. Et il cherchera fébrilement son membre sur le parquet brûlant de la maison de Roche. Et il repartira à Marseille, une dernière fois. Son agonie assistée par une bonne âme, Isabelle, ne laisse percevoir de rationnel qu’un souhait réitéré toutes les fois que la douleur et l’angoisse le laissent en mesure de dire quelque parole sensée : « Retourner à Zanzibar ». Charleville, Zanzibar : c’est d’un Est différent qu’il s’agit. Mais dans ces deux lieux de départ et de presque retour, le soleil se lève toujours un peu plus tôt qu’ailleurs.


imbaud n’est pas un mythe, en tout cas pas le mythe que la littérature a adoubé. En tous cas, pas seulement un mythe. Sa géographie intime est assez peu déroutante, finalement. A marcher dans les rues de Charleville, à respirer l’aube ardennaise, à regarder la Meuse couler, lancinante, au pied du vieux Moulin, le voyageur intérieur ressent Rimbaud, sans doute plus que nulle part ailleurs, dans ce carrefour spirituel qu’est Charleville. Charleville où Allen Ginsberg a marché dans la neige, où toutes les chansons-poèmes de Bob Dylan résonnent à l’infini et où une musique vibre encore, en épousant les pas de « l’homme aux semelles de vent ». Flaubert aurait pu écrire : « Voir Charleville et mourir ». Il est vrai que Charleville est une ville à mourir d’ennui. Presque.



Rimbaud de Charleville à Zanzibar


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